Vie et mort de KFTP, le meilleur groupe du Paris des années 2010

Dans les groupes, c’est plutôt le chanteur la tête de con. Inversion des rôles chez les parisiens de KFTP : la mec imbu de lui-même, c’est le préposé aux machines. Le chanteur ? Une crème. Deux personnalités pour deux trajectoires, de la vente de disques à la reconversion dans le pinard et le web, en passant par la gloire éphémère.

Avant KFTP, préexistait Kill for total peace. Et avant Kill for total peace, préexistait One Switch to Collision. Ces formations proto-KFTP réunissent deux dénominateurs communs : le chanteur Oliver Gage et le musicien Mattieu Moreau-Domecq.

DU TEMPS À TUER

La rencontre entre les deux olibrius date d’une pige alimentaire chez le même disquaire parisien. Sur le papier, rien ne prédestine la joint venture entre ces mecs là. Les personnalités divergent : Moreau-Domecq est ombrageux et imbuvable, alors que Gage se montre souriant et abordable. Sur le plan musical, ce n’est pas non plus la folle entente. Intra Moros est plus branché Sonic Youth, Sebadoh et Motörhead, alors que D. Gage évoque plus spontanément le Velvet Underground. 

Mais, magie de la création, il se passe un truc entre eux. Autour du duo nucléaire, Mattieu rameute des vieux potes de lycée pour compléter les groupes, et les voilà partis à jouer pour tromper l’ennui. 

PSYCHÉMERDIQUE

Je n’étais clairement pas fan du Kill for total peace première mouture, en formation rock à guitares qui tournent en rond. Leur premier album sorti en 2009 (Kill for) sonnait trop bouillie psyché à mes yeux. Tout ce que j’abhorre. Enfin, soyons clair, la labellisation “psyché” était essentiellement liée à leur label, Pan European Recording, qui sortait à l’époque des albums inaudibles comme ceux qu’Aqua Nebulla Oscillator – rien que le nom du groupe figure déjà une invitation ratée vers un voyage cosmique, raté lui aussi. 

Un seul titre est à sauver sur Kill for. On appuie sur avance rapide quand sonnent les soit-disant tubes de l’album (“Captain America”, “Elevator love”). La tentative de ballade “Fuck dreams” ? Elle tombe à plat. On attend que quelque chose décolle, mais non, rien ne se passe, on fait face à du garage-psycho-kraut très convenu titre après titre. On baye aux corneilles, jusqu’à être secoué par l’intro métallique de “Le jeu d’échecs” que ne renierait pas les Tambours du Bronx.

Ah ! Il se passe enfin quelque chose, ça file à tombeau ouvert, en zigzags, comme la BO d’un go fast entre Gibraltar et Amsterdam. Dommage, il n’y a pas de place pour la voix de Gage. Bordel, le seul track intéressant de l’album ne comprend pas de chant – on ne va définitivement pas y arriver. Ne parlons pas de l’insupportable “Total Fuzzzz” et son sample de fond qui navigue entre l’enregistrement de groupies des Beatles et l’envol de mouettes en baie du Havre. Ok. Stop.

Je n’aimais pas non plus la pochette hyper chargée de l’album – avec ce rouge, ce vert pisseux, ces signes crypto-indiens -, réalisée sur papier calque de chez Canson et terminée au feutre de chez Auchan. Une merde atroce faite sous peyotl j’imagine. 

UNE RÉVOLUTION SYNTHÉTIQUE

Rien n’annonçait la métamorphose du projet Kill for total peace en formation resserrée en 2012. Le groupe devenu duo se réduit à deux éléments, l’évidente substantifique moelle du groupe : Oliver et Mattieu. Dans un geste de communication malin, ils baptisent le projet des initiales KFTP, pour symboliser la mutation. Bien vu.

Les deux piliers du groupe ont viré les soutiers à la basse et à la batterie et ils se lancent dans un virage musical radical. On reste sur un trip mental, mais d’un ordre tout à fait différent, tout en chrome dépoli qui brille sous la lumière blanche.

Cette version suicidesque de Kill for total peace flingue tout. Un sublime krautrock cotoneux, enrobé dans un glaçage de boucles répétitives façon crypto-hip-hop à la El-P tournant à 80 de BPM. Cerise sur le gâteau gâté, le joli travail à la production d’Arnaud Rebotini cisaille des rythmiques trempées à l’acide borique qui fouettent avec bonheur l’arrière-train.

Se pose là-dessus la voix de crooner enfin claire d’Oliver Gage, qui gagne en assurance et joue l’English lover langoureux. D’un groupe ennuyeux et indigeste, Kill for total peace se mue en hydre à deux têtes prodigieuse et passionnante.

FORCE BLEUE

Leur label Pan European Recording vendait l’EP 2 titres (“Glassface” suivi de “Woodenhands”) de la sorte : “Des beats glacés et des chants solaires, voici KFTP. Amoureux, préparez-vous…” C’était parfaitement bien marketé, car c’est exactement ce que j’ai ressenti à la première écoute. Une éclaircie qui lézarde le brouillard, avec un bel équilibre en bouche et à l’oreille.   

La pochette était plus à mon goût aussi, une espèce d’Yves Klein des années 2000 qui se serait mis au digital art. Ça pixellise, ça dégueule un peu, c’était très bien, proche de la perfection.

DES LIVES PHÉNOMÉNAUX

KFTP nous a offert quelques lives d’anthologie. Pas tant au niveau du jeu de scène, avec un chanteur immobile et aux yeux clos tout au long des sets flanqué d’un autiste s’affairant aux machines. L’ambiance ne prête de toute façon pas à la gaudriole. Mais en termes d’intensité, la frappe était lourde.

Je me rappelle d’un live totalement WTF au Glazart en juin 2012 en première partie du non moins barré et hermétique Martin Rev, la moitié encore vivante de Suicide, qui s’échinait à pianoter sur son vieux synthétiseur avec les coudes, des moufles, et parfois les deux. Un mec en catatonie s’est posé sur sa chaise de bistrot pendant le concert de KFTP, lunettes de soleil vissées sur le nez, figé durant tout le set, à fixer intensément le public face à lui. Une performance remarquable en soi, mais honteusement pompée sur celle de Marina Abramović au MoMA en 2010. L’émotion en moins.

A l’été 2012, il y eut aussi un live marquant dans les vignes bordelaises du festival Silver Grapes au Château Carigan. Durant l’intro de la prestation, Oliver Gage lance un mythique : “This is Kill for total peace. Please, don’t rush the stage !” pour lancer le show. Un moment amusant – le fameux humour anglais à n’en pas douter – avant une déferlante de beats mitraillettes et de nappes enveloppantes comme chez Mémé.

Les seize premières minutes sont absolument dévastatrices, comme un crochet du droit de Tyson Fury envoyé pleine tempe. Un concert auquel je n’étais pas et qui constitue probablement le plus grand moment manqué de mon existence musicale. Comment peut-il n’y avoir que 83 lectures (dont 37 au moins de ma part, avant que je ne me décide de télécharger le set) de ce morceau de bravoure ?  

MORTS POUR LA FRANCE

A la même époque ou presque, KFTP s’est aussi incarné en live en compagnie d’amis historiques du groupe, Romain Turzi et Arnaud Rebotini, pour former le All-Star band Code Napoléon. Le 13 octobre 2011, une performance s’est tenue dans l’enceinte de la Gaîté Lyrique, qui n’a jamais aussi mal porté son nom.

Projet a priori éphémère monté pour les besoins de l’événement Tsugi Federation, un album était pourtant dans les cartons selon les déclarations de Rebotini. Mais les membres du groupe, pris dans leurs projets persos pour certains (coucou Turzi, coucou Rebotini), en quasi fin de vie pour d’autres (ciao KFTP) n’ont jamais accouché d’un disque.

Une reprise de “Nightclubbers” d’Iggy Pop a échoué sur Soundcloud en 2013, issue d’un EP monté pour l’agence de mannequin Nathalie et sorti chez Le Son du Maquis – sur la face A du vinyle figure le fantastique « Saturn Complex » d’Alan Vega et Marc Hurtado. L’occasion de communier sur 4’55 de grâce ultime. Un dernier chant du cygne noir, qui partira s’échouer et crever sur les bords de Seine – la pollution, certainement. 

MÉLANGE DES GENRES ET OPPORTUNISME MAL VENU

Code Napoléon tué dans l’œuf, KFTP a suivi le même chemin et a splitté quelques mois après cette période d’effervescence créative. Quand Moreau-Domecq a posté l’adresse de son site de développement web sur la page facebook de Kill for total peace, le 4 juin 2013, je me suis dit que c’était mort et que ça sentait furieusement le sapin de cercueil bon marché.

Il y aura bien un dernier concert à la Blanchisserie le 28 juin 2013, pour la forme, mais il reste classé sans suite. Tel un secret de Polichinelle, le glas tombe officiellement sur le facebook du groupe le 31 mars 2014 : “Captain America in Hell. KFTP is dead. Long live KFTP.” Merci, au revoir.

RETOUR À LA VIE NORMALE

Après un long hiatus, je retrouve leur trace par hasard 7 ans plus tard, il y a un mois, quand Oliver lâche un post sur facebook. Un fait éminemment rare pour lui, mais il faut dire que l’annonce est d’importance.

Le chanteur anglais se lance dans une nouvelle activité : la vente de vins naturels, chez Rock Bottles dans le 18ème arrondissement de Paris. J’ai vérifié sur societe.com, la boîte lui appartient, il a déposé les statuts le 19 avril 2019. Sinon, tout le monde s’en fout, mais en creusant un peu, le job de développeur de Moreau-Domecq est toujours à l’ordre du jour.

© Instagram Rock Bottles

Quel bilan tirer de ce retour à la vie normale ? Nous avons deux trajectoires diamétralement différentes, mais au final cohérentes avec les personnalités des deux musiciens : le mec sympa vend des produits épicuriens dans un shop et la tête de con fait des sites web dans sa cave. Tout cela étant d’une logique implacable. 

En cette année de grâce 2021, la première occurrence de “KFTP” qui s’affiche sur Google est celle-ci : “KFTP, balayage de voirie et nettoyage industriel à Senlis”. Saloperie d’algorithme.