La mannequin Eliza Douglas devrait oublier la peinture pour se consacrer à la musique

Le mètre 86 d’Eliza Douglas a dévoré la caméra, vendredi dernier, à l’occasion du festival berlinois Reference. Tout au long d’une performance digitalo-mystique de moins de 30 minutes, je n’ai vu qu’elle. Elle, elle et encore elle. L’échantillon musical est encore maigre, mais il prend de l’épaisseur. A 37 ans, la muse de la plasticienne allemande Anne Imhof s’émancipe pour le meilleur.

Eliza Douglas se définit comme peintre – Google acquiesce, d’ailleurs. Représentée par deux galeries, Air de Paris en France et Overduin & Co à Los Angeles, elle expose ses oeuvres aux quatre coins du monde. Sa peinture méta pop faite de questionnement autour de la relation au corps, déjà prolifique mais encore en construction, provoque curiosité et intérêt auprès de quantité de personnes de goût. A titre personnel, cela me touche assez peu, mais passons.

Douglas travaille aussi comme mannequin. On ne parle pas d’une Barbie superstar qui croule sous les contrats, mais la jeune femme défile néanmoins chaque saison pour des marques über hypées comme Balenciaga et Burberry. Une certaine frange de l’industrie de la mode succombe pour son regard noir, son allure fabuleuse, son androgynie revendiquée et sa morgue stoïcienne. Je valide à 100%.

© Balenciaga Fall-Winter 2021-2022

Mais il y a aussi et surtout Eliza Douglas la musicienne. Son segment d’activité professionnel le moins publicisé constitue aussi, et de loin, le plus intéressant. La new-yorkaise s’adonne à la musique depuis sa prime jeunesse, et après des prémices dans la noise, elle a évolué dans de nombreux groupes, parfois même dans le mainstream. Douglas tourne avec le backing band du chantre freak folk Devendra Banhart entre 2004 et 2006, et avec Antony and the Johnsons toujours en 2006. Mais elle laisse finalement tomber la musique peu de temps après, estimant qu’elle ne faisait rien de bon. Difficile de lui donner tort.

UNE CERTAINE IDÉE DE L’ENFER

Une rencontre décisive lui insuffle la confiance dont elle manquait pour reprendre la guitare et le chant : Anne Imhof, la wunderkind des arts visuels, croise sa route à l’automne 2015. Quatre ans d’amour fou plus tard, les choses s’accélèrent et prennent de l’ampleur, à la faveur de deux collaborations ourdies plus ou moins dans l’ombre : sur l’album Faust signé par Imhof et pour la bande-son du défilé Burberry Printemps-été 2021. Douglas n’a pas encore signé d’album en son nom propre, mais le feu couve, en sous-marin.

A contrario de sa pratique picturale, parfois paresseuse, la musique d’Eliza Douglas transpire d’une folle incarnation, comme un soleil levant matinal sur l’Enfer. L’Américaine pioche avec avidité dans un large spectre musical, allant de l’industriel au lyrique, en passant par le rock crépusculaire et le black metal. L’ensemble, peu versé dans l’effusion et la joie de vivre, forme un tout cohérent et fluide à l’écoute. Et il y a cette voix qui habille et magnifie l’instrumentation, avec une coloration très personnelle. Une voix grave et profonde, mais aussi en capacité de monter dans les aigus, parfois à la limite du faux.

© Nadine Fraczkowski

C’est PAN, l’épatant label allemand de défrichage expérimental mené par Bill Kouligas, qui sort l’abum Faust en septembre 2019. Ce témoignage musical dérivé de la performance d’Anne Imhof à la Biennale d’Art de Venise 2017 est certes signé par l’artiste allemande, mais il érige Douglas au coeur du projet. Pour preuve, c’est l’Américaine qui s’affiche sur l’artwork du disque. Douglas s’affaire aussi en coulisses, en contribuant sur le plan vocal et musical à la production collaborative de Faust. Ci-gît un truisme : Imhof voue une grande affection à ce processus opératoire en mode superband dans le cadre de ses performances et n’aime rien de moins que de s’entourer de musiciens additionnels pour co-construire son oeuvre – tels que le fidèle multi-instrumentiste Billy Bultheel depuis 2013, auquel se sont adjoints depuis Douglas et la chanteuse Franziska Aigner.

Faust se montre une bête chaotique, oscillant selon l’envie entre deux eaux sous tension : nerveux et brutal par moments, doux et sensible à d’autres. L’album fige sur plus d’une heure un succédané de pulsion de vie avant le grand voyage ; mais pas d’inquiétude, « Suicide is painless » nous dit-on sur le track 4. Si Eliza Douglas s’y distingue par ses voix tendues et ses compositions à l’économie, Billy Bultheel emporte le morceau en ravageant le disque de ses puissants arabesques abstraits. Douglas obtient toutefois le dernier mot avec « Faust’s Last song » et ses lamentations claquemurées. En somme, Faust constitua un galop d’essai médiatique plus que convaincant pour la new-yorkaise, qui confirmera, quelques moins plus tard, son potentiel sur une scène moins confidentielle.

COMMANDE VALIDÉE CHEZ BURBERRY

Septembre 2020. La mythique marque anglaise Burberry organise un défilé champêtre pour présenter sa nouvelle collection. Le directeur artistique Riccardo Tisci fait appel à Anne Imhof pour la mise en scène, qui elle-même convoque sa muse pour la bande-son. Un attelage évident tant les trois artistes partagent un même tropisme pour le gothique et le romantisme noir.

Pour la première fois en solo sur un long format et enfin pleine maîtresse de sa parole musicale, Eliza Douglas exécute avec passion 22 minutes 54 absolument dantesques. Sur ce qui pourrait constituer la durée d’un EP, la peintre aka mannequin aka musicienne démontre aux sceptiques toute l’étendue de son incroyable talent.

Le premier titre, « Half Of Freud’s Books », frise le tube cold de fin du monde. Douglas nous emballe dès l’intro avec sa guitare gavée d’écho sur fond de choeurs mystiques. Les deux éléments se répondent religieusement pendant un temps, puis la tension monte d’un cran avec l’arrivée d’un beat en fer forgé. Bousculés par cette apparition, les choeurs s’affolent, s’intensifient, puis se meurent dans l’exaltation d’un thème affichant déjà complet. La voix profonde de Douglas se lance enfin après quelques mesures : son chant trainant se cale un peu de traviole, mais le charme opère. La suite n’est qu’un faramineux tunnel noir plomb qui ne s’embarrasse pas de refrain. Parfait.

Suit « DNA » et sa basse synthétique idéale pour une session donjon SM, « Eternity » et ses drones du désert de l’Arizona, « Black Metal Mermaid » et son incursion dans le black metal hipster friendly à la Deafheaven première époque, l’élégiaque « Walking On Water » et ses cordes sensibles, « Spin » ou l’hymne du dancefloor de l’apocalypse selon Saint-Jean et, pour clôturer le tout, un « Finale » au bourdon concassé. Quel bilan tirer de ces sept titres ? Rien à jeter, tout est bon dans le Douglas. De la première à la dernière minute, elle signe une majestueuse et grandiloquente oeuvre hommage au noir Tisci.

UNE PERFORMANCE RÉFÉRENCE À BERLIN

Cinq mois plus tard, le 21 janvier 2021, la performance couplée de Douglas et Imhof au Reference festival à Berlin s’apparente à une sorte de remake indoor du défilé Burberry. Les titres joués sont peu ou prou les mêmes (avec un peu de Sex en sus) et la mise en scène reprend des éléments voisins au fil des courtes saynètes qui s’enchaînent à l’écran. Eliza Douglas y traîne avec élégance sa carcasse hiératique, sublimée et portée en majesté par la vision et le regard aimant de l’artiste allemande.

La jeune prêtresse, hypnotique en diable, éclipse littéralement une Anne Imhof spectatrice. Tantôt apothéotique en dominatrice qui soumet un jeune garçon à porter un micro à ses pieds, tantôt surpuissante en amazone portant sur ses frêles épaules un éphèbe d’1,90 mètre.

© Nadine Fraczkowski

Après cette prestation éblouissante, Eliza Douglas la mirifique se sait désormais attendue. A près de 40 ans, elle n’est encore qu’une promesse, un talent inné qui doit s’affirmer, mais dont on attend dès à présent exploits sur exploits. Pour tout ça, et pour tout ce qui est à venir, merci Anne.

> Anne Imhof, Faust (PAN)