De l’usage de la musique chez Andreï Tarkovski

On cite souvent la déclaration d’Andreï Tarkovski, dans Le Temps scellé, selon laquelle « le cinéma devrait pouvoir se passer de musique« . Mais sa pratique est beaucoup plus nuancée : aucun film du cinéaste russe n’est sans musique, et nous parlons là d’interventions relativement en avant.

Les partitions fort réussies d’Ovtchinnikov dans L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev utilisent un orchestre symphonique, ce qui est classique, mais pour produire des cellules musicales et des atmosphères sonores, parfois à la limite de l’informel, très interrogatives, pas du tout triomphalistes, incarnant l’idée d’une précarité.

Puis, dans Solaris, Tarkovski collabore avec le compositeur de musique électronique Eduard Artemyev. A partir de là, il combine deux options musicales complémentaires : soit fondre la musique dans le décor sonore (musiques électroniques d’Artemyev, constituées de lentes dérives sonores), soit, au contraire, employer une musique classique ou connue.

Dans Stalker, La Marseillaise et L’Hymne à la joie de la Neuvième Symphonie de Beethoven émergent d’un bruit de train. Dans Nostalghia, Beethoven résonne dans la maison de Domenico, horriblement déformé.

Grâce à la post-synchronisation et à la possibilité de refaire les voix après le tournage, Tarkovski non seulement fait jouer des acteurs de diverses nationnalités (doublant l’Estonien Jarvet, qui joue Snaut), mais aussi il fait entendre le souffle du personnage : la respiration angoissée de Roublev, la respiration lourde des voyageurs dans Stalker, même quand ils sont au repos, le raclement de gorge compulsif de Victor dans Le Sacrifice… Cela nous rappelle que chez Tarkovski les personnages masculins sont aussi des corps qu’atteint la maladie.

Enfin, la texture sonore des films de Tarkovski incorpore souvent des frémissements naturels, des grincements, des gouttes d’eau, qui sont comme un langage des choses. Le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, qui admire Tarkovski, a emprunté à ses films, en manière d’hommage, des effets sonores qu’il a incorporé dans son film Uzak (2002).