Annika Henderson a sorti un nouvel album au coeur de l’été, 11 ans après le premier. La jeune femme n’a pas chômé pour autant, passant l’essentiel de son temps à traîner avec son groupe Exploded View, sans parler de ses collaborations ponctuelles avec des grands pontes tels que Gudrun Gut d’Einstürzende Neubauten, Michael Rother de Neu!, Dave Clarke et Yann Tiersen (sic). La carrière comète escomptée par les haters n’a donc pas eu lieu. Pas mal pour un soit-disant ersatz de chanteuse culte morte à Ibiza.
L’étiquette lui colle à la peau : Anika est la nouvelle Nico. Le mimétisme vocal entre les deux chanteuses n’est pas parfait, mais il peut faire illusion, surtout si on y prête une oreille distraite. Autres points de convergence fortuits, nous sommes en présence de deux blondes ténébreuses, qui partagent des origines allemandes. Il n’en fallait pas plus pour que le label « Nico » soit marqué au fer rouge sur le front d’Anika.
Pour faire preuve d’un peu d’honnêteté intellectuelle, il faut reconnaître qu’elle en joue. Mais comment la blâmer ? Sa signature vocale est loin d’être une peau de banane. Et après tout c’est sa voix, elle ne va pas en changer pour faire plaisir aux abrutis qui ne la voient que par ce prisme-là. En plus, Anika, c’est Nico en mieux. Car les albums solos de Nico sont jolis, de vrais tire-larmes, mais ils sont aussi et surtout chiants et linéaires. Alors qu’Anika crée de la tension et de l’inattendu.
GEOFF, LE GRAND FRÈRE
Quand Anika débarque dans le monde de la musique, elle est encore une journaliste politique basée entre Berlin et Bristol. Bristol, le berceau historique du trip-hop, dont est issu Portishead, au sein duquel évoluait un certain Geoff Barrow. Celui-ci, qui travaille sur Beak, son side-project d’alors qui deviendra son passe-temps principal au fil des années, flashe sur la voix d’Anika. 9 morceaux jaillissent du studio en l’espace de 12 jours. Des reprises essentiellement, qui tapent dans les catalogues de Yoko One (« Yang yang »), Bob Dylan (« Masters of war ») ou Arthur Kent (« End of the world »). Deux originaux, « Officer Officer » et « No One’s There », sont composés par Beak.
Barrow en fait un album, ingénieusement intitulé Anika, qu’il sort sur son label Invada Records en 2010. Quelques titres ont bien fonctionné, même si ceux qui ont le plus tourné ne constituent pas les morceaux plus réussis – le meilleur track étant l’immense « I Go To Sleep » de Ray Davies des Kinks. Un morceau qu’il n’a pas composé pour les Kinks justement, mais qu’il va prêter à différents artistes, pour être malaxé et digéré mille fois. La version ultime, le sommet, appartient toutefois de façon pleine et entière à la reine. Au global, l’album « Anika » obtient un succès d’estime, et les critiques reçues sont plutôt bonnes, sans être dithyrambiques.
Elle tourne ensuite en 2011 avec Portishead sur quelques dates ; comme c’est étonnant. En live, Anika n’est pas la performeuse du siècle. Statique, assez peu expressive, elle joue les spectres à la Ingrid Caven. En revanche, donnons-lui grâce de tenir sa ligne de chant, qu’elle délivre de la même voix que sur disque ; pas d’arnaque sur la marchandise donc.
L’ESCAPADE MEXICAINE
Quand Anika en a eu marre du piston et du chaperonnage de Barrow, elle s’est évadée au Mexique pour jammer avec des musiciens locaux et, in fine, fonder le groupe explorateur Exploded View, histoire de confronter son songwriting.
Deux albums, l’un en 2016 (éponyme) et l’autre en 2018 (Obey), entrecoupés d’un EP en 2017 (Summer came early, intitulé de la sorte pour paraît-il évoquer le réchauffement climatique), tous intéressants à différents degrés, sont sortis sur le label souvent gage de qualité Sacred Bones Records.
Le label new-yorkais n’a pas peur de sortir des albums de musiciennes un peu en marge des circuits et des formats pop mainstream, à l’image d’Hilary Woods ou de Jenny Hval. En 2021, Sacred Bones Records renouvelle sa confiance à l’artiste anglaise pour la sortie de son nouveau disque solo.
UN PREMIER VRAI SOLO, ENFIN PRESQUE
Plus d’une décennie après son album de reprises, Anika publie à 34 ans, enfin, un album personnel de chansons originales, en son nom. « Finger pies », le premier single dévoilé il y a 5 mois, dub à souhait, laissait penser à une redite sur le chemin de son premier album. Pas désagréable, mais il était un peu décevant d’attendre 10 ans pour une simple chute d’Anika.
Fausse piste. La suite de l’album surprend titre après titre et la mystique Anglaise fait vaciller les certitudes sur la direction musicale de son effort solo – même si solo pas tout à fait, car il a été produit avec Martin Thulin d’Exploded View. Ca ne sonne pas comme du EV pour autant, les mélodies sont plus évidentes, sans toutefois sacrifier le recours à des sons hors champ, comme sur « Critical » et « Freedom. »
Certaines choses persistent depuis 2010. On retrouve les traits de l’Anika un peu perchée qu’on connaît déjà. Le grain de voix, dans le genre grave-cool, est toujours le même, mixé en avant comme à l’habitude, et c’est tant mieux. Mais elle gagne aussi en expressivité et en nuance, en tapant dans le rouge EBM 2021 sur « Naysayer », ou en gagnant en légèreté et en apaisement dans « Change ».
L’atmosphère cafardeuse est toujours présente, mais Anika s’en sort. Elle se confronte à d’autres territoires, sans se perdre : en gros, une collision pas malheureuse entre dub, expé soft et post-punk. Anika conserve aussi ses yeux de folle sous cachetons et sa nature hallucinée, toujours arty, jamais loin de la performance artistique sous format pop à la Tate Modern, même si l’Angleterre semble un peu loin de ses préoccupations à présent (« you’re lost to me now », dit-elle dans « Sand Witches »).
VERT PASSION
Les ambiances visuelles tiennent une grande part dans son travail. Archétype : la vidéo de « Change ». Sapée en total look Jil Sander, Anika déambule dans la vidéo comme un élégant pantin sous acide. Elle nous prend de haut, de côté, et nous regarde de travers de son regard étrange : perdu dans le vague, ancré dans le notre, on s’en fout, ça fonctionne.
Le meilleur titre de Change est sans conteste « Never Coming Back », une ballade sur l’extinction de la vie inspirée par le fameux livre de l’icône écolo Rachel Carson, Silent Spring. Le morceau est mis en image dans une vidéo bâclée digne d’une classe verte de 4ème réalisée avec une queue de budget sur un Nokia 3310, premier faux-pas visuel dans une carrière jusque-là impeccable, mais là n’est pas la question. Anika a tué la mère pour de bon.
> Anika, Change (Invada Records, Sacred Bones)