J’entends déjà les cris d’orfraie. Comment oser comparer le track mythique de Mobb Deep avec une reprise montée dans le cadre d’une compilation rap-rock commerciale de l’an 2000 ? Je blasphème certainement. Mais tout de même, en dépassionnant un peu le débat, « Shook Ones, Pt. II » de Mobb Deep a beau être un sommet indiscutable du rap, Everlast l’a gravi par la face nord et en force, à la manière de Kilian Jornet et ses trois poumons.
Chris Ryan, un ancien membre des forces spéciales britanniques devenu auteur à succès, affirme dans The Rap Year Book de Shea Serrano que lorsqu’on entend « Shook Ones, Pt. II » dans un bar – ça ne m’est jamais arrivé au demeurant mais faisons preuve d’imagination : « les verres se brisent, les hommes se cramponnent les uns aux autres comme s’ils étaient le point de s’écrouler et tout le monde se met à hocher la tête en rythme, comme si l’on prenait part à une chorégraphie supervisée par une force divine. »
En effet Chris, nous sommes bel en bien en présence d’un authentique classique, de ceux qui influent sur les forces telluriques et qui ébranlent les êtres humains normalement constitués. Depuis sa découverte fortuite il y a un bon millier d’années au Virgin Megastore des Champs Elysées, je reviens encore et toujours vers cette chanson, à intervalles réguliers. J’en ressens le besoin. Peu importe mon humeur ou le moment, « Shook Ones, Pt. II » agit à chaque écoute telle une madeleine de Proust sous crack dans mes oreilles. Et ce dès les premières notes.
LE MEILLEUR BEAT DE L’HISTOIRE
Est-ce le meilleur beat de l’histoire du rap ? Oui, sans aucun débat. Havoc, le producteur de Mobb Deep, a pondu un son légendaire qu’on écoutera encore sur Mars en 2189. Trois phases de décollage et moins de 30 secondes installent l’instrumental dans le marbre, pour l’éternité et au-delà.
Phase 1 : la prise de son de l’allumage cahoteux de la gazinière, en live depuis la cuisine. Génie. Phase 2 : une nappe aux allures de sirène en fin de vie issue d’un titre de Quincy Jones de 1971, « Kitty with the bent frame ». Génie. Phase 3 : les FAMEUSES notes de piano. 9 notes qui se sont refusées aux recherches des diggers pendant des années, incapables de découvrir d’où elles étaient extraites. Herbie Hancock figurait l’heureux élu. Havoc avait ralenti « Jessica » d’HH à un point tel que le titre du jazzman en devient indécelable dans le morceau final. Génie.
Encore plus génial : l’auto-congratulation d’Havoc, qui sample son « Shook Ones, Pt. II » pour construire « Survival of the fittest », le tout au sein du même album – le bien nommé The Infamous (1995). Une crise d’egotrip paroxystique de la part d’un gamin de 19 ans qu’on lui pardonne bien volontiers, tant la production de « Shook Ones, Pt. II » danse avec les dieux.
DES LYRICS HARDCORE
L’instrumental de « Shook Ones, Pt. II » est tellement exceptionnel que peu importe le rappeur sous-doué qui aurait posé dessus, le morceau aurait été bon. Mais, cerise sur le gâteau, ce n’est pas n’importe qui s’en est goinfré : c’est Prodigy, le petit génie new-yorkais, fils de Fatima Johnson du girl band des 60’s The Crystals, et petit-fils du saxophoniste Budd Johnson. Un garçon à l’ADN biberonné à la black music de qualité plutôt qu’au ghetto donc.
En 1994, Albert « Prodigy » Johnson n’est encore qu’un gosse qui facture 19 ans comme Havoc, mais son écriture brille déjà par sa virtuosité dans la description du glauque, à coup de lyrics naturalistes et ultra violents. Le Glock calé dans le baggy, il narre avec détachement et force détail des histoires glaçantes de bandes rivales et de luttes de territoire. Les petites frappes de Vénissieux peuvent aller se rhabiller chez Lacoste, ici on est à Queensbridge, NY et ça pue la mort. Prodigy et son duvet au-dessus des lèvres ne mesure qu’1 mètre 68 mais je n’aurais pas aimé le croiser, même à 14h dans une rue passante.
Comme l’énonce distinctement Prodigy au début de « Shook Ones, Pt. II », il s’adresse aux » real niggas who ain’t got no feelings ». Le décor est planté. La suite est à l’avenant, et constitue un cortège de menaces assez flippantes : « For all of those, who wanna profile and pose / Rock you in your face, stab your brain with your nose bone ». Ou encore : « Another nigga deceased, another story gets told / It ain’t nothing really, ayo dun, spark the Phillie ».
UN FLOW MACHINAL
Au-delà du poids des mots, le flow poisseux du rappeur interpelle. Froid, presque atone, mais déterminé à faucher tout ce qui se présente face à lui, Prodigy fonce droit dans le tas et avance dans le track à la machette, comme une machine. Aucune place n’est laissée à un quelconque sentiment, il est là pour tout détruire sur son passage, toute forme de vie humaine ou végétale, sans état d’âme ni gloire.
Prodigy est reconnu par une palanquée de rappeurs, américains comme français, comme l’un des MC les plus influents de l’histoire du rap. Des références comme Jay-Z ou Time Bomb dans l’hexagone s’en réclament, et tous admirent son débit étouffant envoyé dans le plus grand des calmes pour parler du caniveau.
Je passe mon tour sur la partie qui suit le premier refrain de « Shook Ones, Pt. II » et qui ouvre sur le flow de son comparse Havoc, plus élastique que celui de Prodigy, mais aussi plus brouillon, moins lugubre, et pour tout dire anecdotique en comparaison. J’ai tendance à croire qu’Havoc s’en fout comme de l’an 40 : le beatmaker qu’il est a déjà amplement rempli sa partie du boulot avec sa production.
Entre instrumental d’anthologie, lyrics qui tuent et flow légendaire, nous sommes définitivement en présence d’un titre célébré, à raison, partout et par tous. Avec « Shook Ones, Pt. II », on entre dans la dimension du sacré, de l’intouchable. Loud Records, le label de Mobb Deep, va pourtant sortir une reprise incongrue et inattendue cinq ans plus tard, avec Everlast au micro.
LES HOOLIGANS D’HOUSE OF PAIN
Erik Francis Schrody, aka Everlast, n’est pas le premier venu. Membre du collectif Rhyme Syndicate auprès d’Ice-T à la fin des années 80, il sort un album solo dès 1990, Forever Everlasting. C’est un four commercial, mais Everlast s’entête, destiné à percer dans une scène hip-hop encore balbutiante. Il s’entoure de deux potes de lycée de LA pour monter House of Pain. Bingo. En 1992, leur tube « Jump around » fait le tour du monde. Produit par DJ Muggs de Cypress Hill, ce classique des soirées alcoolisées hisse Everlast, Danny Boy et DJ Lethal tout en haut des charts. Dans la foulée, leur premier album hébergé chez Tommy Boy est certifié multi-platinum.
Pour atteindre les sommets et durer dans le game, House of Pain soigne son storytelling et son positionnement marketing. Se présentant fièrement comme des hooligans d’origine irlandaise (pour info DJ Lethal est letton, mais cela ne choquait personne car nous savons bien que la géographie hors USA est un concept étranger à la plupart des Américains), ils frayent avec des groupes de rock alternatif et tournent notamment avec les Ramones, les Beastie Boys, et Rage Against the Machine.
Sur disque, House of Pain ouvre la bande-originale du navet Judgment Night (1993) – featuring l’inénarrable Cuba Gooding Jr – en signant un morceau collaboratif en compagnie des sommités d’Helmet. Parmi les autres duos plus ou moins improbables de l’album sorti sur Immortal Records : Slayer et Ice-T, Biohazard et Onyx, ou encore Sonic Youth et Cypress Hill. Un album au final plutôt réussi et mésestimé qui préfigure la future compilation éditée par Loud Records.
EVERLAST EN SOLO
Après le succès grand public de leur premier album, House of Pain enchaîne sur deux albums médiocres, sans singles, et rapidement déversés dans les oubliettes lucides de l’histoire de la musique. En 1996, le jour de la sortie de leur troisième album, Truth Crushed to Earth Shall Rise Again, Everlast annonce qu’il plaque le groupe pour se lancer en solo. Orphelin de son leader, House of Pain implose. Danny Boy devient comptable (ou presque), et DJ Lethal part faire le zouave chez Limp Bizkit.
De son côté, le Black Jesus en a encore sous la pédale et il le prouve avec deux albums solo éclectiques, c’est rien de le dire, et surprenants – enfin surtout le premier évidemment : Whitey Ford sings the blues en 1998, puis Eat at Whitey’s en 2000. Des albums folk-blues-jazzy-rap un peu foutraques, sympathiques sans être des chefs d’œuvres, et dans lesquels Shrody fait étalage d’un certain talent de songwriter.
UNE COMPILATION OPPORTUNISTE
Pendant ce temps là, dans un désir d’exploiter le filon du crossover rap/nu metal qui sévit depuis la fin des années 90 avec des groupes comme Limp Bizkit (tiens tiens), Loud Records caresse l’idée de monter une compilation à la Judgment Night. Le principe reste le même : des références du rap (ici le Wu-Tang Clan, Xzibit, Big Pun…) qui s’acoquinent avec des caciques du rock (Ozzy Osbourne, Tom Morello…) et des groupes à la mode (System of a Down, Static X, Crazy Town…).
Sortie en septembre 2000, la compilation Loud rocks, un poil moins honnête et plus bricolée que celle d’Immortal Records, tombe à plat sur la plupart des titres, qui ne sont que des reprises lamentables enregistrées à la va-vite dans des studios différents par des groupes qui ne se sont probablement jamais rencontrés dans la vraie vie. Au cœur de ce tas d’immondices, un morceau surnage : celui d’Everlast.
Loud Records est venu le chercher à 41 ans pour taquiner cette chapelle Sixtine du rap qu’est « Shook Ones Pt2 ». Il faut déjà oser s’attaquer à un monument pareil, ça nécessite de grosses couilles. Ça tombe bien, Everlast n’en manque pas.
COLÈRE RENTRÉE VS GORGE DÉPLOYÉE
Entendre un autre rappeur que Prodigy lancer « Shook Ones Pt2 » est déstabilisant, mais passé l’outrage et la surprise de la première écoute, j’ai été vite séduit par la reprise, je l’avoue. En bonus, frisson ultime, Everlast a changé la ligne « Official Queensbridge murderers » par les lyrics censurés de Prodigy : « Official White folks murderers ». Et comme pour la version originale de Mobb Deep, je l’écoute à intervalles réguliers, avec un plaisir non feint ; Prodigy doit s’en retourner dans sa tombe.
Première raison de mon amour pour la reprise d’Everlast : j’aimais le rap-rock et le nu metal à l’époque. Je ne m’y intéressais pas à l’époque de Judgment Night, j’étais trop jeune et plutôt attiré par les esthètes de 2 Unlimited ou les nananas de Gala. Mais quand vient l’an 2000, je suis clairement dans la cible. Je cochais toutes les cases et la compilation Loud rocks m’était clairement destinée, à moi le petit blanc de banlieue pavillonnaire sans histoire en quête de street cred.
Seconde raison : le flow de stentor d’Everlast défonce tout. Sa voix grave, consciencieusement forgée à la Marlboro rouge et la bière irlandaise avant son opération au cœur, m’a dévoré immédiatement l’oreille, pour ne plus la lâcher. Technique, appliqué, bien en place, Schrody abat un sacré bon boulot. Comme dirait ce bon Ice-T : « Quand on l’entend rapper, tu ne te douterais jamais qu’il est blanc ». Grosse différence entre Everlast et le roi de Queensbridge : Prodigy s’inscrit dans une sorte de colère rentrée, sans gesticulation inutile, a contrario de l’intensité extravertie de l’Irlandais qui rappe à gorge déployée. J’adore les deux. Deux salles, deux ambiances.
En termes de production, si Loud salit clairement le beat d’Havoc, Everlast (ou son sous-fifre, ou le remixeur en chef du label, à vrai dire on n’en sait rien) n’en fait pas non plus des caisses. Le morceau n’est pas totalement dénaturé. On entend quelques riffs de guitare en power chords, un peu de slide guitar, et deux-trois notes de synthé, mais rien d’incroyable, cela reste très proche de l’original. En plus dynamique et nerveux d’une certaine façon, mais aussi et surtout en plus dégueulasse, oui, évidemment.
Alors quid du flow d’Everlast sur le beat original d’Havoc ? Le combat de coqs face à Prodigy se terminerait aux points.